Archives mensuelles : février 2021

Fanny et Alexandre 

© Brigitte Enguerand

Texte Ingmar Bergman, traduction Lucie Albertini, Carl Gustaf Bjurström – Mise en scène Julie Deliquet avec la troupe de la Comédie-Française – Captation La Compagnie des Indes, avec la participation de France Télévisions. Diffusion Culturebox, le 15 février 2021.

On est au début du XXème siècle, en Suède. C’est Noël et la famille Ekdahl se réunit pour la fête. Le ton est au badinage et à la grivoiserie, aux aimables provocations. On dresse la table. Oscar, acteur et metteur en scène (Denis Podalydès) introduit la famille et l’accueille, tous en ce jour sont les personnages de la crèche, de la Vierge Marie à l’agneau. Bougies, coupes de champagne, chants de l’enfance, farandole. Fils d’Helena Ekdahl, actrice (Dominique Blanc), Oscar a pris la relève de sa mère à la direction du théâtre et devise sur son art. « J’aime tous ceux qui travaillent dans ce petit monde, le théâtre. » La galerie de portraits est au complet, avec les extravagances de chacun : Émilie, actrice, épouse d’Oscar (Elsa Lepoivre), leurs deux enfants : Fanny (Rebecca Marder), Alexandre (Jean Chevalier) et Maj leur préceptrice (Julie Sicard) ; arrivent le premier frère, Carl (Laurent Stocker) et son épouse, Lydia (Véronique Vella) qu’il ne cesse de dégrader : « Pourquoi je te hais ? Parce que tu me renvoies un reflet » ; puis l’autre frère, Gustav Adolf (Hervé Pierre), prompt aux bons mots légèrement graveleux, avec son épouse, Alma (Florence Viala) accompagnée de son fils (Gaël Kamilindi). Isak Jacobi, antiquaire (Gilles David), les rejoint, suivi de son neveu, Aron (Noam Morgensztern) qui les regarde tous, éberlué et décalé. Il se met au piano et raconte : « Mes parents avaient un petit théâtre de magie. Un jour, un véritable spectre est arrivé sur scène… » Il évoque les fantômes, ces âmes errantes… les gens perdus, les anges et les diables… Il est habité d’un certain pouvoir d’exorcisme et de divination.

Dès le départ le spectateur flotte, d’illusion à réalité, entre la famille Ekdahl, qui fête Noël à sa façon, et le théâtre dans le théâtre illustré par Oscar qui, au centre de la scène, répète Hamlet et nous entraine dans ses visions. Fanny et Alexandre sont du spectacle comme ils le souhaitaient, ils apparaissent, costumés, avant de disparaître par la trappe située au centre du plateau. Les femmes se regroupent dans le rôle du souffleur.

En pleine répétition, Oscar meurt, subitement. Un monde bascule. « Il y a quelqu’un dans la salle ? » Reste la servante, petite lumière qui brille sur scène quand le théâtre est plongé dans le noir. On entre alors dans la seconde partie du spectacle où, de la salle, les acteurs qui font office de spectateurs, semblent s’éveiller d’un rêve étrange…

Quelque temps plus tard Émilie annonce son projet d’épouser l’évêque luthérien, Bishop Edvard Vergerus (Thierry Hancisse) dont elle est amoureuse, et s’éloigne du théâtre. On assiste à son arrivée chez lui, accompagnée des enfants. L’atmosphère y est austère et ascétique et les règles de bonne conduite dans la maison leur sont dictées par l’autoritaire Henrietta, sœur de l’évêque (Anne Kessler). On entre dans le monde de la simulation et de l’affabulation. Fanny retient ses larmes. Alexandre reçoit son premier sermon sur le mensonge. « L’imagination est un don de Dieu… » rend grâce l’évêque, imposant à tous la prière à genoux. Émilie est sous emprise, comme hypnotisée.

Pour décompenser, Fanny et Alexandre jouent au fantôme avec la servante, Justina (Anna Cervinka) qui se met à raconter l’histoire lugubre de la maison : la mère, enfermée avec ses deux filles, celles-ci cherchant à s’enfuir par la fenêtre et tombant dans les eaux noires et glacées de la rivière. La mère, qui tente de les sauver et sombre à son tour. Le calme, qui n’est jamais revenu dans la maison. Et Alexandre compose la suite de l’histoire : « Cet homme que ma mère a épousé… Un soir. Le soleil brille. Je vois l’une des petites filles dans l’encadrement de la porte. L’autre, la grande, arrive, s’arrête, me regarde et me fait signe de me retourner. La mère alors raconte. Je veux que tu connaisses notre secret. » Alexandre mime et raconte les scènes érotiques qu’il a aperçues, entre l’évêque et sa mère. Les deux jeunes se déchaînent : « Si on se concentre tous les deux pour que l’évêque meure, ça marchera… ! » 1, 2,3…. Meurs, salaud ! Mais l’évêque arrive avec sa sœur, ils ont eu le récit de la servante et demandent à Alexandre de jurer sur la Bible. Celui-ci s’y refuse. L’évêque cogne de toutes ses forces, sa violence est inouïe : « Déshabille-toi… Enlève ta chemise… Baisse ta culotte ! » Maltraitance, sévices, torture, tel est le langage de l’évêque à l’égard d’Alexandre qui a osé se rebeller. On est au comble de la perversité quand tombe l’annonce de les enfermer. Apparaît le fantôme du père qui dialogue avec son fils, Alexandre… Reproches du fils : « Tu faisais l’obligeant, papa. Tu ne disais jamais ce que tu pensais. On avait honte de toi. Et maintenant tu erres. Tu es mort, papa. Pourquoi tu ne vas pas voir Dieu pour lui dire de tuer l’évêque ? Va-t’en, je ne veux plus te voir ! »

Retour à la scène du début, la réunion de famille, même ambiance. On regarde l’album des photos de famille, en s’esclaffant. « La vie n’est qu’une succession de rôles, certains sont amusants, d’autres moins… » dit avec philosophie la doyenne, Helena Ekdahl. Fanny et Alexandre sont attendus et l’inquiétude grandit. Arrive Émilie, seule, qui réussit à donner l’alerte et dit attendre un enfant. « Je hais cet homme. » A son retour à l’évêché elle découvre l’état de son fils et se déchaîne contre l’évêque. « Je maudis l’enfant que je porte. » Lui, menace, ses imprécations sont des plus hypocrites : « Nous traversons une vallée de larmes… Nous l’enrichissons de forces vives. » Fanny sombre dans une quasi-folie, accrochée aux barreaux du lit. Alexandre est en sang.

Isak Jacobi et son neveu Aron arrivent à l’évêché et disent venir rendre visite à Edvard Vergerus, l’évêque. Ils se font éconduire par sa sœur. Isak alors invente un stratagème. « Votre frère a des soucis d’argent…» Et le mur se soulève pour libérer Fanny et Alexandre. Arrive l’évêque, suivi de la famille Ekdahl. « J’ai la supériorité morale… » se défend-il. « Les enfants ne reviendront pas » lâche Émilie. Une tirade truculente d’insultes est lâchée par Gustav-Adolf à son encontre. « Charogne » hurle-t-il ! Émilie craque et dit vouloir rester. Elle prépare en fait sa vengeance et verse du poison dans le bol de l’évêque, qui se délite. Aron, en messager, raconte la mort de Vergerus, qu’il met en scène, en s’illuminant. Helena la Sage déclare à l’adresse d’Émilie : « Il ne faut pas hésiter au chemin final. Je suis ton ange gardien… » Émilie lui offre Le Songe de Strindberg en lui proposant un rôle. « Tout peut arriver. Temps et espace n’existent plus. L’auteur laisse libre cours à son imagination. » Gustav Adolf a le dernier mot en apostrophant le public. Épilogue. « Ben voilà… Cher public, merci d’être venu si nombreux… Voici la joie revenue dans nos cœurs. Soyons gentils et généreux…» Tous les acteurs sont à l’avant-scène.

Ce parallèle entre famille et théâtre, famille et troupe comme celle de la Comédie-Française, avec apostrophe au public, ce trouble entre réel et imaginaire, sont au cœur du sujet. La complexité de l’univers psychanalytique bergmanien l’est aussi : culpabilité, repentance, soumission à l’autorité, interdit, perversion, révolte, amour, rupture, enfance, famille et mort. Et le surnaturel est présent, comme un épais brouillard, du spectre shakespearien de la première partie, au retour du père rendant visite au fils, dans la seconde. La captation en restitue l’atmosphère avec virtuosité.

Dans sa lecture de Fanny et Alexandre, Julie Deliquet s’est appuyée non seulement sur le film d’Ingmar Bergman, tourné en 1982 – son dernier film, considéré comme œuvre testamentaire – mais aussi du roman de Bergman qui avait précédé, ainsi que de la série télévisée qu’il avait réalisée avant le film. Tous les acteurs habitent leur rôle et donnent vie à l’impensable, avec talent. La metteure en scène n’en est pas à son coup d’essai avec la Comédie Française elle avait monté Vania, d’après Oncle Vania d’Anton Tchekhov, avec les acteurs de la Troupe, au Vieux Colombier, en 2016. Auparavant, elle avait fondé sa compagnie, In Vitro, et présenté sa première pièce, Derniers remords avant l’oubli, de Jean-Luc Lagarce, en 2009. Elle a été nommée directrice du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis en mars 2020, au début de la pandémie et de la fermeture des théâtres.

Brigitte Rémer , le 23 février 2021

Avec la troupe de la Comédie-Française : Dominique Blanc, Cécile Brune, Anna Cervinka, Jean Chevalier, Gilles David, Thierry Hancisse, Gaël Kamilindi, Anne Kessler, Elsa Lepoivre, Rebecca Marder, Noam Morgensztern, Hervé Pierre, Denis Podalydès, Julie Sicard, Laurent Stocker, Véronique Vella, Florence Viala et les comédiennes de la promotion 2018-2019 de l’académie de la Comédie-Française, Noémie Pasteger, Léa Schweitzer – Version scénique Florence Seyvos, Julie Deliquet, Julie André – scénographie Éric Ruf, Julie Deliquet – costumes Julie Scobeltzine – lumière pour le théâtre Vyara Stefanova – musique originale Mathieu Boccaren – collaboration artistique Julie André – assistanat à la scénographie Zoé Pautet.

Spectacle créé Salle Richelieu et entré au Répertoire de la Comédie-Française en février 2019. Captation en mai 2019 – Réalisation Corentin Leconte. Une coproduction Comédie-Française, La Compagnie des Indes avec la participation de France Télévisions – La traduction est éditée par Gallimard – Prochaine diffusion au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, à une date indéterminée.

Lion d’Or de la Biennale de Venise, à Germaine Acogny

© École des Sables

La danseuse et chorégraphe, fondatrice de L’École des Sables, à Toubab Dialaw, au sud de Dakar, (Sénégal) s’est vue attribuer le Lion d’Or 2021 de la Biennale de Venise pour l’ensemble de sa carrière.

Germaine Acogny fonde en 1968 son premier studio de danse, à Dakar. Elle a vingt-quatre ans et marche sur les pas de sa grand-mère, prêtresse Yoruba, qui marque son parcours et sa pensée. Son apprentissage passe par les danses traditionnelles africaines avant de rencontrer la danse, classique et moderne ; elle cherche déjà sa propre écriture.

En 1977, suite à sa rencontre avec Maurice Béjart, elle crée au Sénégal une école inspirée de Mudra Bruxelles, centre de formation créé par le chorégraphe. Elle fonde Mudra Afrique à Toubab Dialaw, une école professionnelle, soutenue par le Président Léopold Sédar Senghor, propose des stages internationaux de danse africaine et enseigne dans différentes régions du Sénégal, dont Fanghoumé en Casamance, ainsi que dans le monde. Après la fermeture de Mudra Afrique en 1982, elle danse, chorégraphie, enseigne et devient un véritable passeur de la danse et de la culture africaine notamment à Bruxelles où elle s’est installée, près de la Compagnie Maurice Béjart. A Paris, le Théâtre de la Ville soutient son travail au fil des ans et lui a rendu un bel hommage – par visio – en décembre dernier.

En 1980, elle écrit Danse africaine, édité en trois langues, qui livre les clés de ses recherches, crée en 1985 le Studio-École-Ballet-Théâtre du 3ème Monde à Toulouse, avec Helmut Vogt, son époux. Elle poursuit sa carrière de danseuse et chorégraphe, élabore ses propres pièces et travaille avec le chanteur Peter Gabriel. Elle obtient le London Contemporary Dance and Performance Award en 1991.

Au long de son parcours, Germaine Acogny crée plusieurs solos, forme sur laquelle elle reviendra souvent : Sahel en 1987, Ye’Ou en 1988 ; plus tard, en 2001, Tchouraï, dans une chorégraphie de Sophiatou Kossoko et une mise en scène de Christian Rémer, voyage imaginaire qui retrace les moments importants de sa vie, présenté au Théâtre de la Ville ; Songook Yaakaar, chorégraphie en partenariat avec Pierre Doussaint, en 2014, à la Maison de la Danse de Lyon ; en 2015, À un endroit du début, dans une mise en scène de Mikaël Serre, pièce qui lie l’histoire de l’Afrique et de l’Europe ; en 2018, Mon Élue noire/Sacre numéro 2, dans une chorégraphie d’Olivier Dubois sur la musique originale du Sacre du Printemps, pièce pour laquelle elle reçoit le New York Bessie Award.  

Toujours dans la même quête entre la nature et le cosmos, et sa recherche de syncrétisme entre la danse africaine traditionnelle et la danse contemporaine, sous toutes leurs formes, Germaine Acogny crée, au-delà des solos, d’’autres pièces, de formats divers : en 2003, Fagaala en collaboration avec le chorégraphe Kota Yamazaki, sur le génocide rwandais, pièce pour laquelle ils reçoivent un Bessie Award à New York. En 2007 elle réalise et présente à Bamako la partie chorégraphique de L’Opéra du Sahel, création africaine produite par la Fondation Prince Claus des Pays-Bas. En 2008 elle se rapproche de la Compagnie Urban Bush pour créer Les Écailles de la mémoire, pour sept danseuses et sept danseurs, en partenariat avec la chorégraphe Jawole Willa Jo Zollar, pièce qui explore la convergence de l’histoire africaine et américaine

Son chemin artistique et la présentation de pièces chorégraphique aux publics de tous les continents a toujours été mené en parallèle aux actions de formation, résidence, master class qu’elle a données dans le monde entier. Germaine Acogny était retournée au Sénégal dès 1995 où elle avait fondé un Centre international de danses traditionnelles et contemporaines Africaines, lieu d’échange entre danseurs africains et danseurs du monde entier, mais aussi lieu de formation pour les danseurs de toute l’Afrique. Avec eux, elle a recherché les langages de la danse africaine contemporaine tout en transmettant le respect de la tradition. En 2004, l’École des Sables avait vu le jour à Toubab Dialaw – où elle a invité les grands chorégraphes comme Susanne Linke, Robyn Orlin, Salia Sanou, Gregory Maqoma – en même temps que sa compagnie de danse Jant-bi. Depuis janvier 2015 elle en a transmis la direction artistique à son fils, Patrick Acogny.

Germaine Acogny présentera sa dernière pièce solo, Somewhere at the beginning/Quelque part, au commencement, où s’entremêlent sa mémoire individuelle et la mémoire collective, au 15ème Festival International de Danse Contemporaine de La Biennale di Venezia, qui se tiendra du 23 juillet au 1er août 2021, et qui vient de lui attribuer le Lion d’Or.

Brigitte Rémer, le 22 février 2021

École des Sables, Toubab Dialaw, Région de Dakar, Sénégal – e-mail : info@ecoledessables.org – Biennale de Venise :  https://www.labiennale.org/en/news/2021-lion-awards-dance

 

La réalité n’existe pas

Jean-Claude Carrière © DRFP Odile Jacob

Jean-Claude Carrière s’est éteint à l’âge de 89 ans, le 8 février 2021.

Au carrefour de la littérature, du cinéma et du théâtre, Jean-Claude Carrière a creusé son sillon comme écrivain, scénariste et dramaturge. Il a écrit plus de quarante livres et participé à une soixantaine de films le plus souvent comme auteur du scénario, parfois comme coréalisateur. Il a fait de nombreuses adaptations pour le théâtre et collaboré avec les plus grands artistes du XXème siècle notamment Peter Brook, siècle qu’il admirait par ses inventions de nouvelles écritures que sont la radio, la télévision et le cinéma.

Né en 1931 à Colombières-sur-Orb dans l’Hérault, dans une famille paysanne, ses parents s’installent en région parisienne quand il a quatorze ans. Il y construit un brillant parcours d’apprentissage en Lettres et Histoire, du lycée Voltaire à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Jean-Claude Carrière se définit d’abord comme un conteur et, venant d’un petit coin de terre occitane, se prend de passion pour l’ouverture au monde et les cultures étrangères.

Sa curiosité et de belles rencontres ont façonné son chemin. Au cinéma avec Jacques Tati d’abord, par l’intermédiaire de l’éditeur Robert Laffont chez qui il vient de publier son premier roman, Lézard, en 1957. Avec lui il revient sur Les vacances de M. Hulot et Mon Oncle dont il observe avec fascination le montage. Pierre Étaix ensuite, avec qui il co-écrit et coréalise des courts métrages, puis écrit le scénario de plusieurs de ses longs métrages comme Le Soupirant, en 1963, Yoyo en 1965, Nous n’irons plus aux bois en 1966, Le Grand amour en 1969. Il aimait le côté artisan et bricoleur du réalisateur avec lequel il est resté lié. « Le scénario est une étape disait-il. Il est fait pour devenir un film. »

Sa rencontre avec Luis Buñuel, réalisateur surréaliste d’avant-garde, est fondamentale et le conduit sur le devant de la scène. « Bunuel m’a tout montré » reconnaissait-il. Pour lui, il écrit les scénarios de : Journal d’une femme de chambre en 1964 d’après Octave Mirbeau qui met Jeanne Moreau en vedette ; Belle de jour en 1967 d’après Josef Kessel avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli ; La Voie Lactée en 1969 avec Delphine Seyrig et Laurent Terzieff ; Le charme discret de la bourgeoisie en 1972 avec Fernando Rey, Bulle Ogier, Stéphane Audran, film qui obtient l’Oscar du meilleur film étranger, en 1973.

Jean-Claude Carrière travaille avec beaucoup d’autres réalisateurs comme Miloš Forman, Jacques Deray, Louis Malle, écrit le scénario du Retour de Martin Guerre avec le réalisateur, Daniel Vigne, film pour lequel ils reçoivent le César du meilleur scénario original ou adaptation en 1983, belle réussite aussi par la composition musicale de Michel Portal. Il est l’auteur du scénario pour Le Tambour en 1979, co-écrit avec le réalisateur Volker Schlöndorff et le scénariste Franz Seitz d’après le roman de Günter Grass, et pour Ulzhan, présenté à Cannes en 2007. Il adapte des œuvres littéraires comme Le Roi des Aulnes de Michel Tournier tourné par Schlöndorff en 1996, L’Insoutenable Légèreté de l’être de Milan Kundera réalisé par Philip Kaufman en 1988, Cyrano de Bergerac co-adapté avec Jean-Paul Rappeneau, le réalisateur, en 1990. Plus récemment il a contribué au scénario de Le Ruban blanc, magnifique film réalisé par Michael Haneke ; a écrit le scénario de Syngué sabour, Pierre de patience, réalisé par Atiq Rahimi en 2012. Il a aussi écrit le scénario de deux films de Philippe Garrel, L’Ombre des femmes réalisé en 2015 et Le Sel des larmes, en 2020 ainsi que le scénario de L’Homme fidèle de Louis Garrel, en 2018. Jean-Claude Carrière était président d’honneur de la manifestation Un réalisateur dans la ville qu’il avait créée en 2005 et qui se déroule chaque été à Nîmes et côté théâtre, présidait le Printemps des Comédiens qu’il avait fondé avec Michel Galabru, en 1987.

« On n’écrit pas au cinéma comme au théâtre », disait-il, et il a pourtant su brillamment faire les deux. A côté de son impressionnante carrière d’écriture cinématographique et télévisuelle, il a poursuivi celle de dramaturge et d’adaptateur de textes au théâtre, notamment avec André Darsacq (L’Aide-mémoire, pièce créée en 1968 à L’Atelier), Jean-Louis Barrault (Harold et Maude en 1973, au Théâtre Récamier), Jacques Lassalle (La Controverse de Valladolid en 1999 au Théâtre de l’Atelier), puis s’est tissée une réelle complicité de création avec Peter Brook pour lequel il a adapté plus d’une douzaine de textes dont les principaux sont : Timon d’Athènes de Shakespeare qui  inaugura le Théâtre des Bouffes du Nord, en 1974 ; Les Iks,  en 1975, d’après Colin Tumbull, « une histoire qui raconte un monde brisé » dit le metteur en scène ; La Conférence des oiseaux, en 1978, inspirée par le poète souffi Attar. « Nous disposions d’un élément nouveau majeur dans notre travail dit alors Peter Brook. Un écrivain sensible et de grand talent s’était joint peu à peu à nos activités : Jean-Claude Carrière… » La même année il y eut l’adaptation de L’Os, un conte africain de Birago Diop. En 1981, avec La Tragédie de Carmen d’après Prosper Mérimée et Georges Bizet dans une adaptation musicale de Marius Constant, « nous avions l’impression que Bizet avait profondément été touché en lisant le conte de Mérimée, qui est une nouvelle incroyablement dépouillée avec un style sans fioritures, sans complications, sans artifices… » En 1989 ce fut Woza Albert que Jean-Claude Carrière adapta de Percy Mtwa, Mbongeni Ngema et Barney Simon. Puis il s’attela au Mahabharata, une gageure, pour présenter ce texte fleuve et mythologique en occident, dans un compagnonnage ardent avec Peter Brook. Toute une série d’histoires leur furent contées par un spécialiste du sanscrit, différents voyages en Inde leur permirent de s’imbiber de la culture indienne, jusqu’à ce que « Jean-Claude commence alors la vaste entreprise de transformer toutes ces expériences en un texte. Quelquefois, j’ai vu son esprit au bord de l’explosion, à cause de la multitude d’impressions et des innombrables informations emmagasinées au fil des ans. » Le spectacle fut présenté au Festival d’Avignon, en 1985, dans la carrière Boulbon, avant d’être repris aux Bouffes du Nord en 1989. Dans le prolongement du Mahabharata, Jean-Claude Carrière écrira avec Marie-Hélène Estienne, La Mort de Krishna, livre publié chez Actes-Sud, en 2003. Il aurait pu faire sien le titre d’un chapitre issu du livre Points de suspension, de Peter Brook et qui ne manque pas d’humour : « Le monde comme ouvre-boîtes » une clé de voûte de son parcours artistique.

Derrière cette multiplicité d’activités créatrices, Jean-Claude Carrière s’engageait personnellement. Il avait rencontré le quatorzième Dalaï-lama et publié en 1994 La Force du bouddhisme, à partir de ces entretiens. Il s’intéresse au poète soufi Roumi, conçoit et interprète Chants d’amour de Roumi avec Nahal Tajadod, son épouse et femme de lettres iranienne qui a elle-même publié Roumi le brûlé. En 2016, il repense la notion de guerre au XXIème siècle et publie un ouvrage intitulé Paix au regard duquel il reçoit le Prix de l’Académie Européenne du Cinéma pour l’ensemble de son œuvre. Du travail de traduction et de l’art du détail qu’il entraine, il disait à Elsa Boublil en janvier 2020, dans l’émission Musique Émoi, que pour « restituer la langue » il fallait aller « au-delà du sens » et, dans le Grand Atelier de Vincent Josse, peu de temps avant, parlait de l’invisible en déclarant que « ce qu’on ne voit pas est plus important que ce qu’on voit », et que « la réalité n’existe pas. »

La sensibilité et l’intelligence du parcours de Jean-Claude Carrière s’expriment aussi dans son dernier ouvrage, Ateliers, qui vient de sortir aux éditions Odile Jacob et témoigne de sa perpétuelle quête de langages.

Brigitte Rémer, le 20 février 2021

Mourad Merzouki, l’alchimiste de la danse

© Laurent Philippe

Film documentaire d’Élise Darblay réalisé en 2019 (52’) – Production CPB Films.

Danseur et chorégraphe, Mourad Merzouki dirige depuis 2009 le Centre chorégraphique national de Créteil et du Val-de-Marne/Compagnie Käfig – succédant à la compagnie Montalvo-Hervieu – ainsi que le festival Kalypso qu’il a créé en 2013.

Cirque, arts martiaux et boxe sont ses pôles d’apprentissage. Il s’initie au hip hop à partir des années 80, crée en 1989 avec Kader Attou la compagnie Accrorap, puis rencontre toutes formes de danse par des stages auprès de Josef Nadj, Maryse Delente et Jean-François Duroure. Il se lance dans la chorégraphie. Avec Athina, présenté en 1994 à la Biennale de la Danse de Lyon arrive le premier succès. Deux ans plus tard, en 1996, il fonde sa compagnie de danse, Käfig, du nom de son premier spectacle, qui signifie Cage en langue arabe et développe son propre univers artistique. En 2006, il reçoit le Prix SACD du nouveau talent chorégraphique, part en résidence avec sa compagnie à l’Espace Albert-Camus de Bron, ville où il fonde un nouveau lieu de création et de développement, le Pôle Pik et un festival pour la danse hip-hop, Karavel. Depuis 1996, Mourad Merzouki a présenté trente spectacles dans sept cents villes et soixante-cinq pays. Son projet artistique est ouvert sur le monde et sur la pluralité des langages chorégraphiques.

Réalisé en 2019 par Élise Darblay, ce film documentaire nous mène au cœur de sa dernière création, Vertikal, et propose une immersion dans le processus créatif, les réflexions et les doutes du chorégraphe. Vertikal est une chorégraphie ambitieuse et exposée pour les danseurs, qui travaillent en apesanteur et sont circassiens chevronnés en même temps que danseurs. Denis Welkenhuyzen ex-co-directeur de la Compagnie Retouramont et Directeur du Pôle de Danse Verticale définissait en 2018 la Pratique de la Danse Verticale en France après avoir collecté les expériences de plusieurs artistes – dont Francisca Alvarez danseuse dans Vertikal et Fabrice Guillot qui a mis à disposition un espace scénique aérien de répétition – : « Les principes de la danse verticale s’appuient sur un élément technique essentiel : le baudrier, mais aussi les cordes et tous les éléments d’ancrage, d’assurage ainsi que le matériel d’escalade qui permettent son évolution, sa pratique, son langage. La danse verticale, un nouveau langage chorégraphique ? La danse verticale s’est nourrie avec le temps de son histoire mais aussi de l’expérience et de la personnalité de ceux qui la vivent, la construisent, l’interprètent. Ce qui implique un langage, qui selon les danseurs, les circassiens et les chorégraphes, ouvre sur un champ très large d’interprétations et d’écritures. »

Pour Mourad Merzouki, dans Vertikal le travail passe par le dessin, la voltige au sol et le hip hop en suspension. Dix danseurs ont été choisis parmi trois cents. Parmi les critères, la capacité à sortir de sa zone de confort. Il les met en verticalité et construit avec eux la complémentarité et le collectif. Solidaires ils sont, comme des trapézistes. Mourad Merzouki parle de son processus de création devant la caméra : quelques mots-clés donnés, un mouvement esquissé qui entre en dialogue avec celui que propose le danseur, une grande rigueur et la recherche d’aller toujours plus loin. « Au-delà de la douleur » dirait Jerzy Grotowski. Une danseuse s’exprime : « Depuis le début des répétitions j’ai l’impression d’une lutte entre les agrès et les danseurs ; entre Mourad et les danseurs ; entre Mourad et lui-même. » Un autre reconnaît que « c’est une aventure éprouvante, qu’on ne connaît pas le travail, au départ, qu’on s’aventure dans un terrain totalement inconnu, au-delà de la danse. » L’un des danseurs s’est blessé, Kader, « mais il faut répéter sans s’arrêter, même si on a mal. » Pour Mourad Merzouki « être artiste c’est une attitude, une façon de se comporter. Il faut oser, y croire, sortir de soi pour essayer de partager avec l’autre. » Certains danseurs s’expriment sur l’origine de leur passion pour la danse : « Danser pour oublier le reste, les raideurs du lycée… » « J’ai appris à danser avec mon ombre… » « C’est né d’une frustration… « J’étais comme eux il y a trente ans » enchaîne Mourad Merzouki qui se souvient aussi de son quartier Bel Air de Saint-Priest où il est né et où il a passé sa jeunesse. « Quand tu danses tu as une espèce de lâcher-prise. Tu donnes tout comme le hip hop nous l’a appris. C’est la singularité et la force de cette danse. Tu ne peux pas être à moitié. Ça fonctionne à condition que tu y ailles. » Et il compare ce projet de vie au combat sportif. « Il faut du chaos avant de trouver. »

La réalisatrice énumère les spectacles majeurs réalisés par le chorégraphe dont : Rendez-vous en collaboration avec Josette Baïz (1997), Récital (1998), Dix Versions (2001), Corps est graphique (2003), Terrain vague (2006), Agwa (2008), Boxe boxe en collaboration avec le Quatuor Debussy (2010), Pixel co-signé avec Adrien Mondot et Claire Bardainne (2014), Folia et Vertikal (2018). Elle suit toutes les étapes de création de la nouvelle chorégraphie et rapporte quelques confidences, notamment les influences dans lesquelles Mourad Merzouki se reconnaît, entre autres celles du boxeur Muhammad Ali ; du poète René Char dont il fait sienne la parole : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. » Ou encore : « Enfonce-toi dans l’inconnu qui creuse. Oblige-toi à tournoyer » ; de Charlie Chaplin dont l’inspiration n’a pas de frontière tant « dans sa manière de manipuler les objets que dans son rapport à la musique, aux émotions et aux autres. »

Pour Mourad Merzouki « on peut danser avec tout, et partout », c’est ce que le chorégraphe met en œuvre et dont le film témoigne. Vertikal est un immense travail, pour lui comme pour les danseurs, et c’est beaucoup d’émotion.

Brigitte Rémer, le 15 février 2021

Avec : Francisca Alvarez, Rémi Autechaud, Kader Belmoktar, Sabri Colin, Nathalie Fauquette, Pauline Journé, Maud Payen/Alba Faivre, Manon Payet, Teddy Verardo, Médésséganvi Yetongnon.

Création musicale Armand Amar – mise à disposition d’un espace scénique aérien Fabrice Guillot, Cie Retouramont – assistante du chorégraphe Marjorie Hannoteaux – lumières Yoann Tivoli, assisté de Nicolas Faucheux – scénographie Benjamin Lebreton – costumes Pascale Robin, assistée de Gwendoline Grandjean – mise en œuvre des agrès Yves Fauchonformation en aérien Isabelle Pinon – Une tournée en France et à l’étranger est programmée en 2021. Informations :  www.ccncreteil.com – Diffusé sur France 5 en juin 2019 – Vu le vendredi 5 février 2021, sur Culturebox.  

Akhnaten

© Akhnaten, Opéra Nice Côte d’Azur

Opéra composé par Philip Glass – Mise en scène et chorégraphie de Lucinda Childs – Réalisation vidéo André Gordeaux – Production 2020 de l’Opéra Nice Côte d’Azur et de la ville de Nice.

C’est une remarquable captation de l’opéra de Philip Glass, Akhnaten, présentée par l’Opéra de Nice, mise en scène et chorégraphiée par Lucinda Childs, en visio conférence depuis New-York. L’Orchestre Philharmonique et le Chœur de l’Opéra de Nice placés sous la direction de Léo Warynski, interprètent magnifiquement cet opéra en trois actes de Philip Glass que le compositeur avait créé en 1984. Avec Akhnaten il clôturait une trilogie autour de personnalités mythiques, après ses deux pièces précédentes : Einstein on the Beach en 1976 et Satyagraha, sur le Mahatma Gandhi, en 1980.

Époux de Néfertiti, reconnu comme l’un des pharaons les plus atypiques de l’Égypte ancienne, Akhenaton quitta Thèbes pour fonder une nouvelle capitale, Tell El-Amarna, en Moyenne-Égypte. Rebelle et visionnaire, il fut l’instigateur d’une véritable révolution culturelle : au plan artistique avec l’émergence de l’art amarnien en rupture avec le passé ; au plan religieux avec la reconnaissance du culte solaire. Il réussit à imposer l’un des premiers monothéismes de l’histoire, en quittant le culte du dieu Amon et de son tout-puissant clergé et en faisant de Râ, le dieu soleil, la seule et unique divinité de son royaume. Le dispositif scénique, immense soleil mobile sur lequel évoluent les chanteurs, traduit ce rayonnement et cette puissance – scénographie de Bruno de Lavenère qui signe aussi la beauté des costumes, lumières de David Debrinay -.

Akhnaten parcourt le règne de ce brillant monarque, de son accession au trône après la mort de son père Aménophis III jusqu’à sa chute. Akhenaton a souvent troublé les créateurs. Ainsi Shadi Abdel Salam, réalisateur du film-culte La Momie, avait travaillé quinze ans sur une somptueuse version produite par les Studios Misr en Égypte, intitulée Akhenaton, travail interrompu par sa disparition. Le livret se compose ici de textes de l’époque, dont un poème du Pharaon. Des hologrammes se suspendent sur grand écran, en fond de scène, sorte de fresques et superpositions d’images qui apparaissent puis s’effacent – vidéo d’Etienne Guiol -. Une silhouette au loin, sorte de grand-prêtre vêtu d’un manteau grenat, passe, portée par la musique. La narratrice – dans le rôle d’Amenhotep, créé à distance avec David Michalek vidéaste et Rick Sand photographe – Lucinda Childs elle-même, fardée de blanc, se fait passeur d’un texte plein de poésie et donne la lisibilité des événements historiques : « Les doubles portes de l’horizon sont ouvertes. Leurs verrous tirés. Des nuages éclaircissent le ciel. Il pleut des étoiles. Les portiers sont silencieux, quand ils voient ce Roi apparaître comme une âme… Prends ce Roi par le bras. Emmène ce Roi vers le ciel, qu’il ne meure pas sur terre parmi les hommes… Ce Roi s’envole loin de vous, ô mortels ! Il monte au ciel, sur le vent. » Les chanteurs se déplacent sur le cercle – entre extérieur et intérieur – en un rituel et une chorégraphie savamment agencée. Presque tous sont masqués. On est dans l’illusion, la procession, l’oratorio. « Vis ta vie, tu ne mourras pas… »

La musique est obsessionnelle, les voix se mêlent, solos, duos, trios, celles du chœur qui s’avance, les instruments répondent et s’interpellent en fondus enchaînés, les gestes sont stylisés. Certaines figures semblent comme sorties du quattrocento. « Il a créé l’herbe pour faire vivre le bétail, et le pain et le sel à l’usage de l’homme. Il a créé le poisson pour vivre dans les rivières, l’oiseau ailé dans le ciel. Il a transmis le souffle de la vie à l’œuf. Il a fait vivre les oiseaux de tout genre… Salut, seul créateur de toutes ces choses. » Vêtu d’une longue toge plissée couleur vieil or, turban et diadème autour du cou, Akhenaton est au centre, statuaire égyptienne à lui seul (Fabrice Di Falco). Et quand la lumière baisse on peut voir le plateau solaire en bois de rose, couleur auburn profond, s’incliner avec élégance et donner de la gîte comme le pont d’un navire ou de la barque solaire. Et quand la nuit tombe, indigo, il disparaît lentement et s’efface dans la nuit au rythme d’un lancinant violoncelle.

Chaque tableau est une composition savante et raffinée entre instrumentistes, solistes, chœur, personnages et lumières. Ainsi cette image où Akhenaton en contre-plongée surplombe le chœur d’hommes aux poings levés, semblables à des guerriers ; où l’horizon s’embrase ; où la soprano est au bord du vide ; où quelques notes ténues ne s’éteignent plus ; où l’orchestre, très structuré, revient. On est au cœur du Livre des morts, ces papyrus recouverts de formules funéraires posés dans les bandelettes de la momie, appelé aussi Livre pour sortir au jour, chez les immortels. La rencontre entre Akhenaton et la lumineuse Néfertiti (Julie Robard-Gendre) est parfaitement romantique, dans un jeu d’évitement puis d’effleurements. Les gestes sont hiératiques. Elle, au décolleté cerclé de pierres précieuses et longue robe à petit plissé. « Je hume la douce haleine qui s’exhale de ta bouche. Je bois ta beauté chaque jour… Donne-moi ta main où se tient ton esprit pour que je puisse le recevoir et en vivre. Invoque mon nom dans l’éternité et il ne mourra jamais » lui dit-il. La narratrice raconte ensuite la création de la Ville de l’Horizon d’Aton qui se dessine sur écran et la reconnaissance du dieu Râ. Des femmes apparaissent, dos public, se prosternent et entourent leur Pharaon, sorte de Suppliantes de la tragédie grecque. Puis le deuil est porté et le plateau s’habille du noir aux gris. Le chœur s’immobilise avant que chacun ne s’éloigne, chanteur après chanteur. C’est d’une grande expressivité. Sur écran, un danseur se dédouble, sur le disque solaire la chorégraphie se perd entre brouillard dense et tempête de neige, tandis que la voie lactée reprend le chemin du ciel. C’est une danse des ténèbres, lumineuse et grave, puissante et solennelle.

Avec Akhnaten, Philip Glass et Lucinda Childs nous mènent de transfiguration en anéantissement, de mémoire en oubli, de jugement dernier posé sur la balance en sentences et contradictions. On reconnaît le travail et la grâce de Lucinda Childs qui mêle à son alphabet des références à l’Égypte notamment par la vidéo, ainsi que par la posture des chanteurs, souvent de profil. La chorégraphe avait rencontré Philip Glass en 1976, première fois qu’elle travaillait avec un compositeur – dans Einstein on the Beach, mis en scène par Bob Wilson – et dans un théâtre. Elle avait auparavant privilégié les performances expérimentales avec John Cage, Merce Cunningham, Robert Morris et les lieux alternatifs comme les toits des immeubles, la rue et les églises. Ensemble au sein du Judson Group ils avaient cherché de nouveaux concepts de présentation pour les chorégraphies. Au début des années 1990 c’est la claveciniste Elisabeth Chojnacka qui lui donne un autre élan et lui permet de rencontrer les compositeurs européens. « Tout commence avec la musique. Tout ce que j’ai fait c’est à cause de la musique. Ça a changé ma façon de travailler notamment dans la qualité du mouvement, la façon de le présenter et de travailler avec les danseurs. »

Le travail accompli est ici magnifique. Tous, sur scène et via l’écran, sont à féliciter. Philip Glass masqué se mêle aux interprètes pour un salut entouré du directeur musical, du chef de chœur, des chanteurs et des danseurs, sans public et dans le silence. C’est rude !

Brigitte Rémer, le 8 février 2021

Livret de Philip Glass, Shalom Goldmann, Robert Israël, Richard Ridell / Création au Württembergisches Staatstheater Stuttgart, le 24 mars 1984.

Orchestre Philharmonique de Nice / direction musicale Léo Warynski – Chœur de l’Opéra de Nice / directeur Giulio Magnanini – Participation des élèves du Pôle National de Danse Rosella Hightower – Collaboration à la chorégraphie, Eric Oberdorff – Scénographie et costumes, Bruno de Lavenère – Lumières, David Debrinay – Vidéo, Etienne Guiol.

Avec : Akhnaten, Fabrice Di Falco – Nefertiti, Julie Robard-Gendre – Reine Tye, Patrizia Ciofi – Horemheb, Joan Martín-Royo – Grand Prêtre d’Amon, Frédéric Diquero – Aye, Vincent Le Texier – Amenhotep (rôle parlé), Lucinda Childs – 6 filles d’Akhnaten : Karine Ohanyan, Rachel Duckett*, Mathilde Lemaire*, Vassiliki Koltouki*, Annabella Ellis*, Aviva Manenti.  (*Artistes du Centre Art Lyrique de la Méditerranée/CALM).

La captation a été réalisée le 1er novembre 2020. Diffusion  sur le site de l’Opéra Nice Côte d’Azur https://www.opera-nice.org et sur le site de la Ville de Nice https://cultivez-vous.nice.fr. Cette production ouvrira la saison lyrique 2021/2022 de l’Opéra de Nice.